Au coin du feu (PV Kiki)

J’avais déjà passé trois nuits dans cette hôtel de l’angoisse et ma troisième journée ici n’était pas loin de se terminer. Le temps me semblait bien long maintenant que je ne pouvais plus tuer le temps entre deux activités sur mon téléphone à regarder des vidéos de relaxation avec des idiots qui chuchotent dans leur micro. Chacun ses petits pêchés mignons, on ne juge pas. De toute façon, ce n’était plus possible ici. Aucun réseau, ma batterie se déchargeait à petit feu et je préférais envisager de retrouver plus tard du réseau et donc d’éteindre mon téléphone si jamais… Car impossible de le recharger. J’ai fait toutes les plaintes de ma chambre, je n’ai pas vu la moindre trace de prise pour pouvoir le brancher. J’ai scruté toutes les pièces que j’ai eu l’occasion de visiter, aucune trace de l’électricité, c’était comme si le vingt et unième siècle n’était jamais passé par ici. Pourtant le personnel est bien sapé, de manière moderne même… Je n’ai pourtant pas l’air d’avoir atterri dans une communauté refusant la modernité. Tout est en décalage ici, c’est troublant.

Trois jours de trop qui me séparent de mon Alice. Moi qui était si impatient, c’est à croire que c’est un complot contre mon bonheur. Je tourne en rond là-dedans à la recherche de la moindre issue qui ne serait pas condamnée, de la moindre fenêtre qui donnerait sur la liberté, sur une clé ou que sais-je qui permettrait de libérer la porte d’entrée que j’ai pourtant franchi avec une facilité déconcertante à mon arrivée… J’en ai déjà marre de cette nuit perpétuelle lorsque l’on regarde par la fenêtre. J’aime bien la lune, j’aime bien le brouillard, mais je ne suis pas un vampire quoi. Et puis j’en ai ras le cul de remonter ma montrer toutes les quarante minutes avec l’espoir qu’elle repartira miraculeusement. Rien à faire, elle n’était pourtant pas cassée quand j’ai vérifié l’heure juste avant d’entrer dans l’hôtel. Je pue la malédiction ou ça se passe comment ?

Jusqu’ici j’ai essayé de récolter des informations avec toutes les personnes enfermées comme moi. Déformation professionnelle, instinct de survie, curiosité, appelez ça comme vous voulez. J’ai appris tellement de choses différentes, tellement de ragots, tellement de « on dit » et autres bruits de couloirs, que je me suis mis à tenir un journal. Je note tout et je cherche à faire des parallèles, à mettre les indices en lien. Pour le moment… Cela ne donne rien du tout. Ce n’est qu’un brouillon et je suis loin d’en savoir assez. J’essaye dorénavant de tirer les vers du nez du personnel, mais comment dire, c’est comme parler avec un type tout droit sorti d’une secte. C’est incompréhensible, enrobé de joie et d’amour pour le Lord (ouais je respecte pas trop son nom), plein de compliments pour les services proposés… J’ai atterri chez des fous. Je me demande même si c’est pas un escape game télé réalité hein.

J’ai pu constater qu’un des lieux de rencontres et de passages c’était le petit salon. Charmant, ambiance feu de bois, lumière tamisée, livres en veux-tu en voilà, petites tables pour boire le thé… Et surtout du personnel. Encore et encore. Ils sont partout, c’est pire que les pigeons à Paris ou les rats dans le métro. Tu clignes des yeux et pouf il y en a un qui apparaît et te tend un plateau rempli de mignardises ou de ta boisson préférée. C’est sympa au début et puis très vite tu as l’impression d’être poursuivi par un vendeur qui veut absolument te refourguer sa camelote parce que tu es le seul client du jour. Dans mon cas, ils ont vite compris que la bouffe c’était pas ma came et que j’avais un léger problème avec l’alcool que je bois comme de l’eau. Les petits filous m’en proposent dès qu’ils me voient si bien que je dois presque être désagréable pour réussir à les envoyer péter. C’est quand même triste d’en arriver là, mais sinon jamais je n’aurais les idées claires pour observer et réfléchir.

C’était la fin d’après-midi, bien qu’on se serait cru en pleine nuit avec la superbe vue dehors. Je m’étais installé à une des tables libres pour écrire deux trois trucs que j’avais entendu dans la journée, des idées, des pensées. J’essayais évidemment d’être discret et de cacher mes notes dès lors que des regards un peu curieux voulaient se pencher dessus. Parfois je prétendais écrire un roman pour qu’on me fiche bien vite la paix. Je ne veux pas qu’on imagine quoique ce soit sur moi. Je ne sais foutrement pas où je suis ni qui sont les dudules qui m’entourent, je veux qu’on ait l’avis le plus neutre à mon propos et qu’on me laisse en paix faire ma vie d’ici à ce que je me barre rejoindre les bras d’Alice. Sauf que j’ai encore un larbin à mes côtés qui insistent pour que je goûte un petit apéritif pas piqué des hannetons. Histoire qu’il se décolle de ma semelle, je lui ai demandé à un thé vert à la mandarine et il s’est senti bien con parce qu’il n’avait pas vraiment anticipé ça. Voilà, la paix !

Je retrouvais mes aises au moment où je croisais le regard d’une nana canon, blonde et mystérieuse que je n’avais pas encore croisé jusqu’ici. Tout naturellement elle m’arracha un petit sourire et à voir sa démarche assurée en ma direction, je compris que je pouvais abandonner l’idée de retourner à mes notes et fermais mon carnet. Elle voulait s’assurer que tout allait bien pour moi, comme tous les autres larbins de l’hôtel je suppose. A la différence qu’elle était une beauté incontestable et qu’elle avait un prénom d’une grande originalité : Lasdael. C’est de quelle origine au juste ?

Je n’oubliais pas mes bonnes manières et j’accompagnais mon geste de la main, vers la chaise en face de moi pour qu’elle y prenne place, d’un sourire chaleureusement coquin. Je suis comme ça, j’y peux rien, ce sont certaines de mes conquêtes qui m’ont dit par le passé que mon petit sourire narquois et le pétillant de mes yeux donnent l’impression que je suis constamment un petit coquinou… Je ne peux pas luter contre moi-même et j’en ai pas vraiment l’envie à vrai dire, cela leur plaît tant…

« Mais interrompez moi, faites donc. Cela me changera de mes conversations pour refuser tout ce qu’on essaye de constamment de me faire boire. Je m’appelle Killian Ronan. » Lui dis-je en exagérant mon roulement de r à l’irlandaise.

Sa voix était douce, enchanteresse, et pour la première fois depuis mon arrivée ici, j’avais envie de passer du temps avec une personne que je venais de rencontrer. Tous les autres me repoussaient de par leur comportement de larbins, ou leur stupidité et leur émerveillement pour « l’aventure » qu’ils vivent cloîtrés dans ces murs.

Elle devait avoir lu sur mon visage mon agacement dès qu’un des membres de l’hôtel me frôlait d’un peu trop près. A voix basse elle m’assura ne pas faire partie de l’équipe. Aussitôt, je me détendis. Je voulais bien facilement la croire. Tous les autres au service du Lord étaient plus fières d’être à notre service, dévoués pour nous rendre heureux, et n’essayaient donc pas de le cacher. Lasdael n’avait pas pris place en face de moi pour me remplir mon verre dès qu’il serait à moitié vide. Mais elle était plutôt là pour m’aider à passer un bon séjour ici, pour me conseiller. Elle était donc quand même une proche du Lord ? Elle fait partie de ses pions ? Que sait-elle de plus que nous les résidents lambdas ? J’avais déjà envie de noter une poignée de questions dans mon carnet, mais je gardais les mains fermement plaquées sous la table, contre mes cuisses, pour ne pas trahir le contenu de mon carnet.

Lasdael détourna mon attention de mes notes en évoquant mon accent. Évidemment, quand on roule les r à ma façon, cela ne passe pas inaperçu. Je rajoutais une couche de mon sourire si contagieux, avant de lui répondre :

« Comme vous pouvez le constater, je suis un beau mélange franco-irlandais. Mais il est vrai que pour la langue, j’ai plutôt pris de ma chère Irlande. Et ce n’est en général pas pour déplaire... »

Une pointe d’arrogance et attention mesdames et mesdames, le mythique, l’attendu, le tant aimé : petit clin d’œil. Il vous avait manqué, n’est-ce pas ?

« Et vous ? Je n’ai jamais rencontré de femme en France avec un tel prénom. Cela sonnerait presque comme un prénom de la mythologie... »

Après que mon clin d’œil charmeur ait fait son petit effet (quel éclat de rire doux aux oreilles), Lasdael m’expliqua la petite histoire derrière son prénom. Il avait bien une consonance mythologique, je ne m’étais pas trompée. J’avais très envie de lui dire faire une remarque du style « vous avez bien le minois d’une déesse grecque » ou un truc dans ce goût, mais c’était trop simple de ma part. Je suis meilleur que ça. Et puis elle ne m’avait pas laissé le temps de rebondir avec ma répartie habituelle pour la flatter.

En effet, la belle blonde avait le regard qui traînait vers mon carnet, avec une moue bien trop curieuse à mon goût. Tout en conservant mon petit sourire charmeur, j’eus le réflexe de poser ma main droite sur mon livre aux secrets, comme pour le protéger, ainsi que mes notes. De son petit air malicieux, elle me questionna. Elle se demandait si j’étais un artiste ou un poète. Pour couper court à toutes autres questions et a l’envie de peut-être toucher à mes notes, je lui répondis du tac au tac, sans balbutier :

« Un écrivain. »

Comme j’avais décidé de lui sortir ce que j’avais prévu de baratiné aux autres curieux, je profitais de la diversion pour ranger le carnet à l’intérieur ma veste, dans la poche. Il était trop gros pour parfaitement tenir, mais cela devrait faire l’affaire si je ne bougeais pas trop. Je profiterai de l’arranger plus tard, quand je partirai seul.

« J’écris un roman depuis des années. Rien de bien sérieux, juste un moyen de m’évader. Je me sers de ce que je vois autour de moi, de situations banales et particulières, pour être inspiré. Ce n’est rien d’autre qu’un petit plaisir personnel, je ne cherche ni à être publié, ni à être lu ne serait-ce que de mes proches. »

Le message était plutôt clair : personnel, banal, sans intérêt, jardin secret… Elle devrait facilement lire entre les lignes et comprendre que je n’avais pas particulièrement envie que l’on plonge son nez dans mes notes.

« Et dites-moi, qu’est-ce qu’une personne comme vous, vraisemblablement destinée à n’être que générosité, fait-elle coincée dans cet hôtel comme nous autres ? Etes-vous une employée ? »

Nous étions sur la même longueur d’onde : un peu taquin. Elle avait rit de ma façon de citer son prénom et moi je ricanais à mon tour à sa boutade. C’était peut-être la première fois que je parvenais à rire dans cet hôtel. Jusqu’ici j’étais resté bien sérieux, presque austère. Cela faisait un bien fou de me détendre un peu, enfin. Mais je ne devais pas non plus trop me laisser aller et perdre mes objectifs de vue.

Inutile de préciser que ce fut la douche froide lorsque j’appris que cette belle déesse était le bras droit du dirigeant de cet hôtel qui me retenait prisonnier. Je sentis mes poings se serrer, mais comme par magie, parce qu’il régnait un je-ne-sais-quoi dans l’air depuis qu’elle m’avait rejoint, je sentis que la pression ne montait pas davantage. Pire encore, je réussis à me calmer, malgré le fait que je sois un peu agacé. Étonnant !

« Je vois... » Réussis-je à marmonner, préoccupé par mes poings qui retrouvaient peu à peu une couleur normale.

J’écoutais ce qu’Asdael me disait et je ne faisais pas trop attention aux détails. Bien que je sois un flic, je suis avant tout un humain, et face à certaines émotions, je peux perdre un peu de mes moyens. Si bien que je ne fis pas le rapport entre l’âge que je lui donnais à vue de nez et les nombreuses années qu’elle a passé ici. Mais qui sait, plus tard, à tête reposée, plongé dans mon carnet pour le bourrer de détails et de théories, j’en tirerai peut-être quelque chose…

A son tour, elle me présenta le carnet qui lui servait de recueil, de jardin secret. J’avais juste assez de temps pour mémoriser sa couverture que la belle blonde le rangeait déjà. Dois-je en déduire qu’on est deux à ne pas vouloir montrer nos notes, par honte, secret, ou risque d’être mis à nu ? Encore quelque chose à inscrire dans mon carnet…

« Tiens donc, un nouveau point commun entre nous deux. » Dis-je intrigué.

Inutile de préciser, mais quand bien même le doute planerait, j’avais en tête pour autre point commun que tous les deux étions deux êtres absolument séduisants. Mais je préfère la laisser se faire des films, c’est toujours plus amusant comme ça.

Parce qu’en quelques jours ici les réflexes ne se perdent pas encore, j’eus celui de regarder à mon poignet ma montre. Évidemment, elle était bloquée là où j’avais tenté de la remonter. Ce que cela pouvait être agaçant de ne jamais savoir quel était le moment de la journée. J’essayais de garder un rythme, mais sans le lever et le coucher du soleil, impossible d’être précis. Impossible de compter les heures et encore moins les minutes. Tout de même, j’avais le sentiment que cela faisait trop longtemps que je n’avais pas essayé, pour la énième fois, de passer un coup de fil à Alice. Même si je m’étais résolu à ce qu’il n’y ait aucun réseau ici, je ne pouvais pas m’empêcher d’essayer de la joindre, de m’excuser, d’entendre le son de sa voix…

« N’y voyez pas là un moyen de me défaire de votre délicieuse présence, mais il me semble qu’il est pour moi l’heure de vaquer à quelques occupations. J’ai assez flâné ici pour rédiger quelques pages, je préfère ne pas perdre ces précieuses lignes... »

Oh lala qu’est-ce que je m’exprime bien quand je veux noyer le poisson, j’en suis presque épaté. Je lui adressais le genre de sourire que les femmes n’arrivent pas à ignorer et qui me permet de facilement les berner.